dimanche 23 novembre 2014

L'Homme du peuple

L'Homme du peuple retrace le destin d'un homme dont l'influence a été déterminante pour la Pologne, l'Europe et partant, le monde.

Lech Walesa est un ouvrier électricien bouillonnant. Il n'accepte pas le discours langue de bois des syndicats officiels, ni la répression systématique menée par le régime à l'égard de ses opposants. Fervent catholique, il n'accepte pas non plus l'athéisme d'Etat. Il manifeste  une part active à l'organisation des grèves affectant les chantiers navals de Gdansk dans les années 1970 ; dans les années 1980, décennie de reprise en mains par le régime en concertation avec le grand frère soviétique, il manifeste encore son opposition en organisant la contestation vis-à-vis du nouvel homme fort du pays, le général Jaruselski, ce qui lui vaut d'être assigné en résidence surveillée à la frontière avec l'U.R.S.S.

Face aux tactiques d'intimidation systématique du régime, Walesa ne cède pourtant jamais. Son influence s'accroît, il conquiert non seulement la confiance des masses laborieuses polonaises par ses actions à la tête du syndicat indépendant et clandestin Solidarnosc (dont il prend la tête dès 1980), mais il acquiert également une stature internationale en étant récompensé par le prix Nobel de la Paix en 1983, avant d'accéder au poste suprême de Président de la République polonaise en 1990. Les intellectuels, d'abord pleins de morgue à l'égard de ce petit électricien, finissent également par être subjugués par le courage, la forte personalité et l'opiniâtreté de L. Walesa.

Le destin de Monsieur Walesa nous est raconté à travers un interview qu'il accorde à la prestigieuse journaliste politique italienne Oriana Fallaci, ce qui donne l'occasion au film de retracer les étapes principales de l'ascension de Walesa. Le film n'oublie pas également de mentionner les facteurs humains ayant contribué au succès de Walesa, à savoir une femme aimante qui l'a toujours soutenu et a assumé l'essentiel de l'éducation de leur nombreuse progéniture, laissant à Walesa le temps de se consacrer à ses meetings et autres activités politiques. Le film insiste également sur les conséquences traumatiques et la violence des méthodes autoritaires largement employées par la République démocratique socialiste de Pologne, méthodes brutales appuyées et encouragées par le grand frère soviétique.

Le film, en dépeignant le côté dominateur et implacable des Russes, fait ainsi écho aux événements contemporains d'Ukraine.



Les Borgia et leur temps









dimanche 9 novembre 2014

Restless, William Boyd

Né en 1952 au Ghana, passant sa jeunesse entre le Ghana et le Nigéria, William Boyd fait ses études en Ecosse et aussi à l'Université de Nice (il est parfaitement francophone), avant d'enseigner la littérature à l'Université d'Oxford, où il mène une carrière parallèle d'auteur à succès, en écrivant des romans, parmi lesquels Un Anglais sous les tropiques (1984), Brazzaville Plage (1991) ou encore Armadillo (1998). Il écrit également des scénarios pour le cinéma et la télévision. Il a également quelques films à son actif en tant que réalisateur. Il a dernièrement été sélectionné par les héritiers de Ian Fleming pour écrire la suite de la saga des James Bond (Solo, sorti en 2014).

Restless est publié pour la première fois en 2006 chez Bloomsbury, à Londres. Le roman obtient le Costa Novel Award la même année. La traduction française est publiée en 2007 sous le titre La Vie aux aguets.

Restless est un roman d'espionnage. Il couvre la période précédant l'éclatement de la Deuxième guerre mondiale et s'achève avec l'irruption des Japonais à Pearl Harbor en décembre 1941. Cependant, Restless n'est pas un roman d'espionnage au sens traditionnel du terme, il est agrémenté de nombreux épisodes narratifs qui n'ont rien à voir avec le monde des services secrets, du moins dans un premier temps. Car la manière d'appréhender sa vie par Eva Delectorskaya, héroïne du roman, toujours aux aguets, se méfiant de tout et de tout le monde, finit par contaminer les autres aspects du roman -- espionne un jour, espionne toujours -- si bien qu'elle transmet sa paranoïa aux autres personnages à mesure que l'intrigue se développe.

Eva, dactylo russe émigrée sans histoire vivant à Paris, est recrutée en 1939 par un agent britannique, Lucas Romer, au lendemain de l'assassinat de son frère par des fascistes français. Elle apprend avec surprise que son frère travaillait pour le gouvernement britannique, d'où son élimination par des méthodes brutales. Après quelques hésitations, Eva accepte et c'est le début pour elle d'une nouvelle vie. Après une formation en Ecosse, au cours de laquelle elle montre d'excellentes aptitudes pour les différentes techniques de filature, le morse, le codage, etc., elle est envoyée en poste en Belgique au début de la guerre, puis à Londres en 1940, puis enfin à New York en 1941. A chaque fois, sous la responsabilité de Romer, dont elle finira par tomber amoureuse, elle est chargée de la même tâche : au sein d'une agence de presse, elle tente de manipuler les informations, dépêches, communiqués et articles de presse afin de faire pencher subtilement l'opinion publique en faveur de la politique suivie par le gouvernement britannique. En clair, elle est chargé de propagande antinazie.

L'importance de sa fonction appraît dans toute sa clarté alors qu'elle travaille avec le BSC (British Security Coordination), branche du contre-espionnage britannique sise à New York, occupant juqu'à deux étages de l'immeuble Rockefeller, chargé par tous les moyens de faire pression auprès de l'opinion et des officiels  américains afin de les amener à entrer en guerre auprès des Britanniques. En effet, Churchill a conscience de ne pouvoir lutter seul bien longtemps contre l'Allemagne nazie et il a besoin des Etats-Unis. Or, à l'époque, l'opinion américaine est à 80 % isolationniste, convaincue qu'il faut rester à l'écart du guêpier européen, d'autant que l'image du Royaume-Uni est écornée par son statut de première puissance impériale mondiale, ce que les Américains considèrent avec horreur. Pour eux aussi, Albion est perfide et il est urgent de la laisser se dépétrer avec ses propres problèmes.

Afin d'inverser la vapeur, les agents britanniques se démênent afin d'intéresser les Américains à leur sort, de les impliquer, en leur montrant les dangers représentés par l'Allemagne nazie y compris sur le continent américain. C'est ainsi qu'une carte vraisemblablement fabriquée par les services britanniques, montrant en allemand les visées expansionnistes d'Hitler en Amérique du sud, jusqu'à la frontière mexicaine, une fois l'Amérique latine avalée d'une bouchée, y compris le canal de Panama considéré comme vital par les Etats-Unis, finira par atterrir sur le bureau du Président Roosevelt et sera utilisée comme argument massue auprès de l'opinion et du Congrès américains pour les retourner. Tout cela, bien entendu, avant que l'attaque japonaise contre Pearl Harbour de décembre 1941 ne provoque le choc et l'émoi tant attendus par les Britanniques, et l'entrée en guerre des Etats-Unis.

Le roman de Boyd se lit à plusieurs niveaux, car nous avons bel et bien les évènements contemporains de la Deuxième guerre mondiale, qui nous parviennent à travers la lecture du journal d'Eva. Nous avons également un deuxième niveau situé en 1976, imbriqué dans le premier (l'auteur passe constamment de l'un à l'autre) centré sur le personnage de la fille d'Eva, Ruth, professeur d'anglais particulier pour étudiants étrangers adultes. L'un des plus brillants d'entre eux, Hamid, iranien émigré fervent opposant au Shah, tombe amoureux de Ruth. Ruth a également un fils, Johannes ("Jochen") dont nous apprenons progressivement l'histoire du père, allemand progressiste tenant de l'école de pensée dite de la "conscience sociale", débordant d'amour pour le genre humain en général, mais terriblement froid et pauvre en sentiment dès qu'il s'agit de considérer le sort d'individus précis. Il n'hésite pas à rejeter les personnes qui l'encombrent et qui le gênent, comme la mère de Jochen ou encore son frère, Ludger, qu'il accuse d'être en lien avec la bande à Baader, des terroristes d'extrême-gauche. D'ailleurs, comme par hasard, Ludger réapparaît dans la vie de Ruth, bientôt suivie par Ilse, une amie à lui "peu recommandable". 

Au-delà du contexte historique brillamment rendu, la réussite du roman tient en ce qu'il nous permet de pénétrer la psychologie perverse d'un espion qui vit constamment aux aguets, se méfie de tous les visages qu'il rencontre, passe son temps à enregistrer les moindres faits et gestes de son entourage à la recherche de la plus petite anomalie qui pourrait lui suggérer qu'il est découvert. L'originalité du roman provient d'avoir fait endosser le costume de l'espion à une jeune femme séduisante, qui doit pourtant faire le deuil de sa féminité afin de pouvoir s'imposer. Et lorsque sa féminité refait surface, c'est là que les problèmes vont commencer pour Eva...

Il n'empêche, cette impossibilité à trouver le calme, la sérénité, finit par déteindre sur son entourage à partir du moment où elle ouvre à sa fille les portes de son passé, après l'avoir si longtemps dissimulé. C'est ainsi qu'Oxford, ville étudiante tranquille par excellence, notamment le quartier résidentiel dans lequel Ruth habite, finit par devenir aux yeux de cette dernière une sorte de nid d'espions : elle finit par soupçonner son élève Hamid d'appartenir à la police secrète du Shah, la SAVAK, alors que son propre frère est mort entre leurs mains ; elle soupçonne également Ludger et son ami Ilse d'être de dangereux terroristes alors qu'ils ne sont en réalité que de jeunes marginaux.

William Boyd fait ici, encore une fois, la démonstration de sa maîtrise narrative, en donnant à son lecteur l'occasion d'en apprendre un peu plus sur l'histoire, de rire, d'être ému, tout en suivant les aventures haletantes de son héroïne. Une grande réussite !



dimanche 2 novembre 2014

Le goût de la vie commune, Claude Habib

Essai publié chez Flammarion en 2014. Claude Habib est Professeur à l'Université Sorbonne nouvelle, elle est spécialisée dans les études sur les relations amoureuses (Galanterie française, 2006 ; Le Consentement amoureux, 1998), notamment à travers le prisme des écrits de Rousseau (Rousseau, les femmes et la cité, 2001). Elle est plus récemment intervenue dans le débat public sur le genre et le mariage pour tous.

Caude Habib a récemment donné de la voix dans ce débat qui secoue la société française, et qui a révélé les positions extrêmes soutenues par les uns en faveur d'une vision traditionnelle du couple et de la famille résumés à un homme et une femme entourés de leur descendance, et par les autres désireux d'ouvrir les cadres traditionnels, quitte à soutenir de nouvelles configurations familiales (deux hommes ensemble, deux femmes ensemble, au sein d'une famille recomposée, soit par le biais de l'adoption des enfants du conjoint ou alors en ayant recours à la procréation médicalement assistée) vis-à-vis desquelles l'histoire offre encore un regard rétrospectif insuffisant pour déterminer si ces nouvelles sociabilités peuvent être viables ou non. En clair, là où les uns s'accrochent au roc de la tradition pluriséculaire ayant fait ses preuves, grosso modo, les autres veulent libérer les individus du joug des modèles à suivre en leur permettant de rechercher la formule qui leur permettrait de trouver leur épanouissement personnel. Au-delà des cris et de l'excitation des batailles rangées, qui pour maintenir la stabilité d'une société menacée de dissolution dans ses fondements mêmes, qui pour libérer les individus en leur permettant d'innover et d'expérimenter pour enfin trouver leur bonheur, Claude Habib nous offre un petit coin de calme au sein duquel chacun est à même de se reposer, de reprendre ses esprits et de faire usage, calmement, de sa raison, de ses instincts et de son affect pour considérer la situation.

Claude Habib n'est pas une polémiste, même si néanmoins on sent poindre chez elle une tenante de thèses se rattachant à la défense du couple et de la famille traditionnels, contre toutes les attaques subies par ces institutions, non seulement par le courant de pensée LGBT, mais plus généralement par les transformations induites par la vie moderne ou encore le féminisme. Son but est de rallier tout le monde en ouvrant la tradition de façon raisonnable de façon à faire de la place aux nouveaux couples engagés dans un processus de relation durable et stable. Oui, selon elle, la norme doit être réaffirmée, mais en même temps elle doit être assouplie de façon à effacer tout ce qu'elle peut contenir d'imposant, d'écrasant, de dominateur et d'arrogant vis-à-vis de ceux qui ne se sentiraient pas à leur aise dans un modèle social trop rigide. Une norme sociale incluante, qui ne rejette pas les "divergents" a priori, voilà ce que Claude Habib semble inlassablement rechercher dans ses écrits et lors des débats auxquels elle participe, sans avoir peur de se confronter aux tenants les plus "rentre-dedans" de la théorie du genre (voir le Forum organisé à Montpellier par Libération sur Le genre d'après le 9 novembre 2013).

Sa défense du couple ("conjugalisme"), elle l'organise dans son ouvrage Le goût de la vie commune autour de plusieurs thématiques auxquelles lui ont fait penser ses lectures, notamment Rousseau, mais aussi ses expériences personnelles dont elle nous fait part avec une certaine candeur, ce qui donne une force supplémentaire à un argumentaire non pas fondée uniquement sur des réflexions patiemment élaborées au cours de sa fréquentation assidue des auteurs (non seulement Rousseau, mais aussi Pascal, La Fontaine, Benjamin Constant, Montesquieu, Diderot, jusqu'à François Jullien), mais aussi sur de petits morceaux de sa propre vie (séparation, célibat, nouvelle relation, etc.) dans lesquels le lecteur pourra aisément se reconnaître.

Parmi les thèmes que nous retiendrons, il y a l'ennui dont elle nous démontre le rôle régénérateur qu'il est suscetible d'occuper dans une relation de couple, en le qualifiant de "rumination intérieure", de "mode ininterrompu, sans forme ni brio, qui est la manière d'être de la pensée sans témoin" (p. 20).

L'auteur met également en avant la douceur induite par la familiarité qui s'installe au fur et à mesure que le temps passe entre deux êtres qui se modèlent l'un en fonction de l'autre, non pas nécessairement par les concessions multiples qu'il ferait à leur conjoint, mais par un enrichissement mutuel, en se transmettant certaines de leurs caractéristiques les plus remarquables, une forme d'humour par exemple, héritage tellement intériorisé qu'il en devient pour Claude Habib une caractéristique propre première. Elle examine également l'argument opposé par les féministes en faveur d'une plus grande autonomie et d'une égalité stricte entre les hommes et les femmes, mettant en garde contre les excès auxquels l'autonomie des femmes peut mener, en évoquant notamment le renversement de la situation de la femme célibataire et sans enfant, glamourisée par des séries TV telles que Sex and the City :

"Elle est partout en vedette, c'est le role model de l'autonomie. Il faut mesurer le chemin parcouru. Ce personnage était jadis la mal-lotie de la condition féminine, celle qui n'avait pas réussi à se caser faute de biens, de chance ou de beauté. Domestiques, gouvernantes ou dames de compagnie, les vieilles filles sont les parents pauvres du roman européen [tel Eugénie Grandet d'Honoré de Balzac]. Par un singulier renversement, ce sous-être est devenue l'héroïne des temps modernes : elle est désormais celle qui prend sa vie en main. Jadis, on présumait qu'elle n'avait pas pu accéder à la vie de famille. Aujourd'hui, on la crédite de n'en avoir pas voulu. L'incapacité a mué en volonté, l'impuissance s'est métamorphosée en refus." (p. 69 et 70).

Claude Habib aborde également le thème de la fidélité, en opposant la patiente attente, prière tacite ou murmurée, d'un être engagé dans une relation monogame envers l'autre ("Et souviens-toi que je t'attends", nous dit Apollinaire) aux charmes de la nouveauté sans cesse recommencée, dont elle reconnaît qu'elle exerce son attraction pure sur les mâles, avides de conquêtes nouvelles et moins sensibles aux vertus de l'attachement. Les femmes aiment également la nouveauté, mais elles ont un deuxième niveau de pensée, absent chez leurs congénères masculins, qui leur fait mettre en place des stratégies d'attachement aussitôt passé l'effet de la nouveauté :

"Même dans la modernité, les femmes continuent de porter le voeu de la durée en amour. Si délurées que puissent paraître les jeunes femmes contemporaines, ce sont elles qui freinent et contrarient la ronde du libertinage." (p. 153)

Enfin, au-delà de toutes les explications rationnelles en faveur de la vie à deux, plus riche, plus stimulante, plus douce, Claude Habib semble ne plus y tenir quand elle avoue qu'il n'y a pas vraiment de raison logique au fait de former couple, en dehors du simple plaisir, du simple jeu induits par la proximité. Elle prend l'exemple de cette espèce de perroquets d'Amérique du sud vivant en couple et qui met en oeuvre des plans de vol acrobatiques à deux, chaque oiseau faisant des loopings en étroire coordination avec son partenaire dans une sorte de danse aérienne synchronisée, sans que ces figures acrobatiques n'aient d'autre but que d'exprimer le plaisir des oiseaux de s'accompagner l'un l'autre.