mercredi 27 mai 2015

Allemagne année zéro

Film italien (1947) de Roberto Rossellini, avec Edmund Meschke (Edmund Kohler), Ingetraud Hinze (Eva Kohler), Franz Krüger (Karl-Heinz Kohler).

Le film nous transporte dans un pays affrontant la faim, la privation, l'inconfort, la maladie ou encore la démoralisation poussés à l'extrême. Nous sommes en Allemagne, à Berlin, au lendemain de la Deuxième guerre mondiale. Le joyau de l'empire germanique, destiné par Hitler il y a seulement quelques années en arrière, à dominer l'univers en imposant sa puissance à tous et pour toujours, n'est plus qu'un tas de ruines, de gravas, de façades lépreuses, de bâtiments éventrés, et l'on voit le ciel à travers toutes les fenêtres.

Dans cette ambiance de débandade, des hommes et des femmes circulent le long des rues et autres voies de communication, qui pour aller faire ses courses au marché noir, qui pour aller chercher du travail ou une occupation qui lui rapportera quelqu'agent. Car la pénurie est extrême, elle se lit sur les visages fatigués d'avoir traversé tant d'épreuves successives. Les Allemands qui acclamaient leur Führer dans un enthousiasme délirant il y a peu encore, ne sont plus que l'ombre d'eux-mêmes, lessivés par l'effort de guerre, les bombardements, l'invasion du pays par les étrangers honnis qui imposent leur orgueil de vainqueur à la fière Allemagne traînée plus bas que terre.

Les quelques appartements encore debout sont administrativement partagés et attribués à des réfugiés ayant tout perdu sous les bombes -- ainsi, la famille d'Edmund Kohler, le petit héros du film, partage un logis théoriquement conçu pour une famille unique avec quatre autres ménages. Chacun a recroquevillé sa vie et ses maigres effets dans un coin de l'habitation. Malgré cela, les tensions restent vives entre le propriétaire, ou habitant principal du logement, qui loge les quatre autres familles, et les réfugiés : le propriétaire ne manque pas de leur faire remarquer leur statut de parasites toutes les fois qu'il le peut, et les disputes sont nombreuses autour de la question de savoir qui consomme le plus d'électricité, etc. Les cartes de rationnement ne pourvoient que chichement à l'alimentation des individus, et la faim et les privations se lisent sur tous les visages. De plus, la famille d'Edmund cache en son sein un combattant allemand, Karl-Heinz, le grand frère du héros, dont on nous dit qu'il a défendu sa rue jusqu'au dernier moment. Malheureusement, à présent que les Américains, les Russes, les Anglais et les Français se sont rendus maîtres du pays, Karl-Heinz n'ose paraître au grand-jour de peur de se faire arrêter, puis fusiller. Non-déclaré, il n'a pas de carte de rationnement et doit par conséquent compter sur les trois autres : son petit-frère, Helmut ; sa soeur, Eva ; et son père, malade et alité, également incapable de participer à l'entretien du ménage.

Pourtant, cette atmosphère désespérée est-elle ce que l'on retient du film ? Non, en fait, c'est tout le contraire. Ce que l'on retient, c'est la capacité des êtres humains à faire front, résister, endurer. On peut presque voir à l'écran l'énergie vitale des personnages, principalement Helmut, le jeune héros, fuser et se déployer en dépit de tout. A l'image des transports dont une partie fonctionne à nouveau dans la capitale (images des tramways et du métro sillonnant la capitale), des rues et des routes déblayées et permettant le passage de quelques rares véhicules, l'élan vital du peuple germanique un temps anéanti, semble lui revenir, l'incitant à se projeter vers un meilleur avenir.

Chacun fait preuve d'ingéniosité afin de s'en sortir et de contribuer aux dépenses du ménage : le petit Helmut tente de se faire embaucher au cimetière en tant que fossoyeur, mais il est trop petit ; il change alors son fusil d'épaule et participe à de petits trafics (cigarettes, menus larcins), entraîné dans cette voie par une petite bande d'adolescents livrés à eux-mêmes et qui cherchent à survivre. Sa soeur Eva fréquente les militaires du côté des vainqueurs, en espérant qu'ils sauront se montrer généreux avec elle, en l'échange d'une petite danse, car elle ne peut aller plus loin, malgré les conseils avisés de ses amis qui lui reprochent d'être trop timorée et de refuser de se sacrifier pour sa famille. Karl-Heinz, le grand-frère, ancien SS, finit par se rendre aux arguments de son père, prend son courage à deux mains et part se livrer à la justice des vainqueurs, avant de s'apercevoir qu'il ne sera aucunement inquiété. Les Alliés semblent avoir d'autres chats à fouetter.

Dans cette ambiance de lutte généralisée pour la survie, expression d'un élan vital étonnant de la part de ce peuple à genoux, la dénazification est en cours, si bien que l'on se retrouve dans une atmosphère curieuse, où les vainqueurs tentent d'imposer leur credo libéral/marxiste, provoquant une réorientation radicale des idées véhiculées jusqu'alors par la propagande nazie. L'air du temps n'est plus à la glorification de la grandeur du peuple allemand, fondée sur sa discipline, sa parfaite soumission aux préceptes nazis, sa fécondité, son courage au travail et sa valeur guerrière. Ainsi, les airs de jazz entraînants et lascifs ont remplacé le rythme martial des marches guerrières. Pourtant le jazz qui semble triompher sur les ruines de la défaite était rangé parmi les formes d'art dégénéré par les nazis. Alors quoi ? De quoi tourner schizophrène.

Affiche de l'exposition nazie de Düsseldorf (mai 1938)
consacrée à l'Entartete Musik ou musique dégénérée

D'autant que les idées plus traditionnellement nazies ont toujours cours, le film donne à le ressentir particulièrement lors de la rencontre entre le jeune Helmut et son ancien instituteur, qui se sert de son ancien élève pour écouler sur le marché noir des disques d'enregistrements des discours du Führer, qui ont beaucoup de succès auprès des soldats alliés stationnés à Berlin. Les idées nazies tournent toujours autour des mêmes thèmes, à savoir l'eugénisme, la nécessaire élimination du plus faible, etc. Elles sont appliquées selon les mêmes méthodes, depuis l'instillation d'idées tendancieuses allant jusqu'au franc bourrage de crâne pratiqué à l'égard d'esprits faibles et donc les mieux à même de tomber dans les filets tendus par la propagande.

C'est malheureusement ce qui se passe pour le jeune Helmut qui ne sait plus à quel saint se vouer, les anciennes idées nazies ou alors le vent de liberté que les Alliés voudraient voir souffler sur l'Allemagne nouvelle. Il met en pratique la théorie eugéniste instillée dans son jeune esprit par son ancien instituteur, avant de réaliser la monstruosité de l'acte qu'il vient de commettre et par conséquent d'être poussé au ...

Un film intéressant, qui donne la mesure des épreuves subies par les peuples entrés en guerre sur un mode quasi-documentaire (belles images sobres en noir et blanc, acteurs amateurs), en même temps qu'il met en évidence l'incroyable capacité de résistance démontrée par ces mêmes peuples, pourtant soumis aux derniers outrages. Le spectateur pourra y déceler toutes les raisons de plonger dans le pessimisme le plus désespéré. Il pourra aussi préférer retenir les motifs d'espoir, en fonction de sa nature et de sa propre vision des choses.









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