dimanche 12 avril 2015

De Giotto à Caravage, Les Passions de Roberto Longhi

Musée Jacquemart-André ; du 27 mars au 20 juillet 2015

L'exposition que nous présente le musée Jacquemart-André est intéressante à plus d'un titre, dans la mesure où elle donne à voir les oeuvres des représentants d'un courant de peinture, le caravagisme, depuis les précurseurs (Giotto) jusqu'aux continuateurs (Manfredi, Lanfranco ou encore Van Baburen, jusqu'au cinéma de Pasolini), à travers les yeux d'un historien de l'art/collectionneur, Roberto Longhi. Ce dernier, par ses influences contemporaines, ses recherches, ses découvertes en tant que collectionneur, a largement contribué à sortir Caravage de la nuit dans laquelle l'histoire officielle de l'art l'avait maintenu, juqu'à la moitié du 20e siècle.

Au début du siècle dernier, Longhi se sent étouffer au sein des conventions qui règnent dans le domaine de l'histoire de l'art, privilégiant la peinture toscane, le 17e siècle grandiose dans son maniérisme (Botticelli, Raphaël, Michel-Ange) et le 18e siècle élégant des védutistes vénitiens (Canaletto). Il est à la recherche d'une vision dépoussiérée de l'histoire de l'art, davantage en phase avec les mouvements picturaux contemporains qui se dégagent des courants impressionnistes du 19e siècle (Monet, Renoir, Cézanne) et du réalisme (Courbet) en vogue en France au tournant du 20e siècle. A ce titre, la visite qu'il rend à la Biennale de Venise en 1910 constitue un choc suite auquel Longhi met au point sa méthode critique dite de la "connotation par avance", constituée par des allers et retours incessants entre les maîtres anciens et la peinture moderne, selon laquelle "l'histoire passée se colore toujours de celle du présent".

Il trace ainsi un saisissant rapprochement entre Courbet (1819-1877) et Caravage (1571-1610) autour du problème du naturalisme, que l'académisme regarde avec une certaine répulsion, voyant dans les toiles du maître d'Ornans "une sévérité dépouillée tout à fait caravagesque". Roberto Longhi ressuscite Caravage en le présentant comme le premier peintre de l'époque moderne. "C'est la lumière qui pourvoit maintenant à l'artifice, au symbole dramatique du style, et non plus l'idée que l'homme avait pu se faire de lui-même. La rupture des ténèbres révèle l'événement et rien d'autre : d'où son naturel inexorable [...]. Hommes, objets, paysages, tout est sur un même plan : il n'y a pas d'échelle hiérarchique où ranger les divers éléments suivant leur "dignité"." Roberto Longhi provoque alors une rupture en sortant Caravage de son statut de "portier de nuit de la Renaissance", au grand dam des autorités de l'époque en matière d'histoire de l'art qui considéraient Caravage comme un barbare, à l'image de Vasari.

Longhi étend le champ de son analyse à d'autres peintres (Giotto, Masolino, Masaccio) qui, à l'orée de la Renaissance, introduisent une véritable rupture avec ce qui avait cours en leur temps (14e/15e siècles), en donnant aux hiératiques figures sacrées la souplesse des silhouettes humaines et en introduisant le fil de la narration. Ses recherches de collectionneur l'amènent également à donner une filiation au Caravage en découvrant les peintres qui lui ont succédé en s'inspirant de son style naturaliste, issu du quotidien, infusant la vie des faubourgs populaires dans leurs toiles sans fard : Orazio Gentileschi (1563-1639, le père d'Artemisia) ; Orazio Borgianni (1574-1616) ; Battistello Caracciolo (1578-1635) ; Carlo Saraceni (1579-1620) ; Giovanni Lanfranco (1582-1647) ; Bartolomeo Manfredi (1582-1622) ; Valentin de Boulogne (1591-1632), etc. Plus près de nous, l'écrivain/réalisateur mystico/néo-réaliste Pasolini, élève de Longhi sous la direction duquel il rédige sa thèse sur l'art contemporain italien, dédicacera son Mamma Roma (1962) à Longhi : son film s'ouvre ainsi sur un hommage à la Cène de Léonard et se conclut par une référence au Christ mort de Mantegna. Par ailleurs, Pasolini emprunte au Caravage ses ragazzi aux pieds sales (les sans-dents de l'époque) en leur faisant interpréter les héros de ses films, tels Franco Citti ou Ninetto Davoli.

Cette exposition, par les correspondances qu'elle établit entre les peintres faisant partie d'un même mouvement réaliste, mis à jour par le regard érudit et anti-conformiste d'un grand amateur/collectionneur d'art, se révèle etrêmement stimulante pour le visiteur.





Giotto di Bondone (vers 1267-1337) : Saint Jean l'Evangéliste et Saint Laurent
Années 1320, tempera et or sur bois
Fontaine-Chaalis, abbaye royale de Chaalis, Institut de France 

Luca di Tommè : Deux Apôtres et un chérubin
1360-1365 environ, tempera et or sur bois
Florence, Fondazione di Studi di Storia dell'Arte Roberto Longhi 

Tommaso di ser Giovanni Cassai dit Masaccio (1401-1428) : Vierge à l'Enfant (Vierge de la chatouille)
Vers 1426-1427, tempera et or sur bois
Florence, Istituti museali della Soprintedenza Speciale per il Polo Musueale Fiorentino-Galleria degli Uffizi

Cette Vierge était à peu près inconnue jusqu'à ce que Longhi lui-même l'attribue à Masaccio en 1950, dans un des premiers numéros de la revue Paragone qu'il venait de fonder. Conservé aux Offices depuis 1988, le tableau a une histoire peu banale : saisi par les nazis pendant la Deuxième guerre mondidale, il a été volé une nouvelle fois en 1971. Das les deux cas, c'est le même homme qui l'a retrouvé : Rosolfo Siviero (1911-1983), surnommé le "007 de l'art italien". Amateur de "fonds d'or", Longhi a aussi laissé son nom aux études sur Giotto.
Source : Beaux Arts Magazine, Le Journal de l'expo "De Giotto à Caravage, Les passions de Roberto Longhi", Musée Jaquemart-André, du 27 mars au 20 juillet 2015

Tomasso di Cristoforo Fini dit Masolino da Panicale (1383-après 1435) :
Crucifixion avec la Vierge et saint Jean l'Evangéliste pleurant, vers 1430
tempera et or sur bois, Cité du Vatican, musées du Vatican

Colantonio (actif entre 1440 et 1470)
Un bienheureux de l'ordre franciscain (Gilles)deuxième moitié des années 1440, tempera sur bois
Florence, Fondazione di Studi di Storia dell'Arte Roberto Longhi

Giovanni Luteri dit Dosso Dossi (vers 1489-1542)
Garçon à la corbeille de fleurs (détail), 1524
Florence, Fondazione di Studi di Storia dell'Arte Roberto Longhi


Orazio Borgianni (1574-1616)
Déploration du Christ, vers 1615
Florence, Fondazione di Studi di Storia dell'Arte Roberto Longhi

Jusepe de Ribera (1591-1652)
Saint Thomas, vers 1612
Florence, Fondazione di Studi di Storia dell'Arte Roberto Longhi


Dirck Van Baburen (1594/95-1624)
Arrestation du Christ avec l'épisode de Malchus
, vers 1616
Florence, Fondazione di Studi di Storia dell'Arte Roberto Longhi

Séjournant en Italie de 1612 à 1620, Van Baburen appartenait à ce groupe de peintres nordiques qui firent de Rome un haut lieu décentré de la peinture septentrionale. Cet artiste devait ensuite s'installer à Utrecht, devenu le centre du caravagisme hollandais grâce à la présence de Ter Brugghen et Honthorst, jusqu'à sa mort précoce en 1624.

A l'exception d'un tableau mythologique, Van Baburen ne peignit à Rome que des tableaux religieux, à l'exemple de cette Arrestation du Christ ci-dessus, acquise par Longhi en 1916. L'oeuvre avait été commandée par un diplomate espagnol pour l'église San Pietro in Montorio à Rome. Ce n'est qu'une dizaine d'années plus tard que Longhi rendit l'oeuvre à Van Baburen en la comparant à un autre tableau de la galerie Borghèse, à Rome, attribué à tort à Manfredi. L'oeuvre témoigne de la forte emprise stylistique de Caravage sur le jeune peintre nordique : en marge de l'arrestation du Christ, le groupe formé par Pierre et Malchus, le serviteur du grand prêtre qui, d'après l'Evangile selon saint Jean, tranchera l'oreille de l'apôtre, apparaît comme une citation du Martyre de saint Matthieu de Caravage, peint pour la chapelle Contarelli de l'église Saint-Louis-des-Français, à Rome. Plus personnel, en revanche, semble l'attachement extrême du peintre pour ces physionomies grossières des bas-fonds de Rome, observées dal naturale et restituées sans fard sur la toile.

Source : Connaissance des Arts, De Giotto à Caravage, Les Passions de Roberto Longhi, hors-série n° 658, p. 30

Mattia Pretti (1613-1699)
Suzanne et les vieillards, seconde moitié des années 1650
Florence, Fondazione di Studi si Storia dell'Arte Roberto Longhi



Michelangelo Merisi, dit Caravage (1571-1610), Amour endormi, vers 1608

 L'amour endormi est une commande du frère Francesco dell-Antella, chevalier de l'Ordre, pendant le séjour de Caravage à Malte en 1607. C'est une œuvre qui appartient à la période tardive du maître : la simplicité de mise, la rapidité de l'exécution sont en effet caractéristiques de la période maltaise et des années suivantes.
Ce nu enfantin témoigne de l'évolution de Caravage, désormais bien loin du monde idéalisé de ses jeunes années et de la recherche d'une beauté objective chez ses modèles, jusqu'au paradoxe.

Commentaire personnel : la position de cet Amour ne semble pas naturelle, son corps semble tordu comme au sortir d'un cauchemar. Par ailleurs, l'expression de son visage n'exprime pas le repos ni l'apaisement, mais laisse deviner une grimace de souffrance ou de contrariété. C'est d'ailleurs une constante du Caravage de donner à ses personnages des expressions tourmentées, comme s'il cherchait à plaquer sur la toile les errements de sa propre âme si peu tranquille...


Michelangelo Merisi dit Caravage (1571-1610), Garçon mordu par un lézard, 1594

Venu de Lombardie vers 1593, Caravage peignit sans doute après son arrivée à Rome de Garçon mordu par un lézard.  On connaît deux versions de cette oeuvre juvénile : la première se trouve à la National Gallery ; la seconde fut identifiée et acquise à la fin des années 1920 par Longhi lui-même, chez d'Atri, à Paris. Le jeune homme semble réellement crier. Le gros plan et la théâtralité du contraste lumineux accusent à dessein l'effet de surprise et de vivacité. L'impression d'improvisation que donne la toile, due à une manière rapide, appuie la stupeur de cet adolescent des bas-fonds romains qui rappelle les portraits bachiques des mêmes années. Le fonds neutre renforce la concentration dramatique de l'oeuvre : rien ne doit détourner le spectateur de l'effroi de la morsure. Le tableau de la collection Longhi, dont la version londonienne serait une réplique autographe, illustre la force de conception stylistique de Caravage : ce dernier accommode toujours ses formes et sa facture à la nature du sujet. Si le Bacchus de Florence requérait une certaine impassibilité, le Garçon mordu par un lézard exigeait a contrario "l'illusion d'un tempo rapide" dans l'exécution.

(Extrait du commentaire de François Legrand, Connaissance des Arts, Hors-série "DeGiotto à Caravage, Les passions de Roberto Longhi" n° 658, 1er trimestre 2015, p. 24).

Commentaire personnel : là encore, le visage du jeune homme mordu exprime une surprise déplaisante, un désagrément soudain, ses sourcils sont froncés et sa bouche lance un cri de surprise et de douleur. Encore une fois, chez Le Caravage, les visages sont rarement placides ou neutres...

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Et sinon, dans le reste du musée Jacquemart-André :

Fresque de Tiepolo (1696-1770) - La réception d'Henri III à la villa Contarini, 1745
Elu roi de Pologne en 1573, le futur Henri III décide de se rendre un an plus tard en France pour succéder à son frère Charles IX qui vient de mourir. En chemin, il séjourne à Venise pendant une douzaine de jours, où il reçoit un accueil grandiose.

Les époux André découvrent la fresque dans le vestibule de la villa Contarini et décident d'en faire l'acquisition pour leur hôtel parisien. Il faut huit mois de mai 1893 à janvier 1894, pour détacher la fresque, la transporter et la remonter dans la cage de l'escalier d'honneur (désormais l'escalier Tiepolo).
En 1998, les Assurances Generali acceptent de financer la restauration de la fresque murale qui restitue les qualités premières de la fresque, effet de trompe-l’œil, illusionnisme, ampleur de la mise en scène et délicatesse de la polychromie qui nous permette d'admirer désormais le plus bel ornement de l'hôtel.




Atelier

Giovanni di Ser Giovanni, dit Le Scheggia (1406-1486)
Plateau d'accouchée représentant la naissance de la Vierge (vers 1430)



L'Annonciation de Giavanni di Tommasino Crivelli, vers 1436-1440, tempera sur bois

Plafond composé de panneaux circulaires et rectangulaires, peints en camaïeu de grisaille sur fond bleu, attribué à Girolamo I da Santacroce, première moitié du 16e siècle. Les sujets sont inspirés de l'astrologie (planètes), de la mythologie (naissance d'Adonis), des figures de l'Antiquité (philosophes, empereurs).


Chambre de Madame

Façade de l'Hôtel Jacquemart-André, côté cour




1 commentaire:

  1. merline @brigitale20 juin 2015 à 21:11

    Merci. Je cherchais partout, en vain, le nom du peintre de la Suzanne aux vieillards...#heureusementquyadesbloggers

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