mercredi 15 avril 2015

San Francisco 1985 (Test)

Je ne m'approche toujours qu'avec beaucoup de circonspection des oeuvres qui traitent de l'apparition et de l'expansion de l'épidémie de Sida dans les années 1980 (depuis Les nuits fauves, jusqu'à Philadelphia, en passant par Avant la nuit ou même le plus anecdotique, mais non moins touchant  House of Boys, ou encore en passant par certaines photos de Nan Golding). Car, même s'il est vrai qu'elles traitent d'un sujet capital, qu'il est important de considérer, sur lequel il est bon de réfléchir afin d'en tirer des leçons pour conduire sa vie présente, il n'empêche que, malgré le bruit et la fureur démontrées par ces oeuvres qui opposent au principe de mort une énergie vitale (déployée sur les plans relationnel, sexuel, créatif, etc.) débordante, il convient de se rendre à l'évidence : à la fin, la mort (hideuse) et le retour au néant finissent par l'emporter et provoquent chez moi une sensation de vide et d'étouffement désagréables.

Il n'empêche que le film San Francisco 1985 m'intéresse par son thème d'inspiration gay (j'ai remarqué son affiche et j'ai vu les bandes annonces passées dans un de mes cinémas préférés, le MK2 Beaubourg), mais aussi par la période de l'histoire qu'il aborde, les années 1980 qui sont la période de ma jeunesse et dont il me reste des souvenirs assez précis. Le réalisateur aura-t-il su recréer l'ambiance particulière de ces années, certes marquées par le Sida, mais également par tout un tas d'autres objets distinctifs (le walkman), par une ambiance sonore caractéristique (la new wave, la pop des Bronski Beats représentée par leur chanson phare Smalltown Boy), et plus généralement un décor assez éloigné de l'ambiance bling qui a pris le dessus ces dernières années.

Et en effet, le film est situé au sein d'intérieurs relativement nus, qui n'ont pas l'air flambant neufs, des souris circulent entre les plintes et le plancher non jointifs, mais néanmoins ces intérieurs, par leur modestie débarrassée de la lourdeur des décors clinquants, ne sont pas dépourvus de charme (le film est en partie tourné dans une des maisons victoriennes d'Alamo Square).

Nous suivons l'itinéraire de Frankie, un danseur récemment admis dans une troupe de danse de haut niveau, qui donne tous les soirs un spectacle intitulé After Dark dont il se dit qu'il est centré sur le thème de la drague homosexuelle. Ce danseur ronge son frein durant la première moitié du film car il est seulement un impétrant, et doit attendre l'absence de l'un des danseurs pour pouvoir prendre sa place et enfin donner toute la mesure de son talent, même si le chorégraphe lui reproche au début de ne pas assez danser comme un "mec". Todd, danseur titulaire de la troupe, qui noue progressivement des liens d'amitié avec Frankie, se moque gentiment de lui à ce propos en lui disant qu'une folle qui danse, c'est pas beau. Frankie en prend acte et s'entraîne plus dur que jamais pour "viriliser" sa prestation. Il est relativement austère/solitaire, on le voit souvent déambuler dans les terrains vagues qui séparent son logement de l'espace scénique/studio de danse dans lequel il répète, son casque de walkman sur les oreilles, relativement isolé par rappport au monde qui l'entoure. Ses seules activités récréatives consistent à se frotter un peu à son colocataire, sans que jamais cette relation n'aboutisse à quoi que ce soit de plus défini, et pour cause, le colocataire en question a une copine "sérieuse".

Pour Todd, le danseur le plus aguerri de la troupe, c'est tout le contraire, il a beaucoup de charme et sait en jouer afin de multiplier les relations d'un soir, sur un mode parfois hardcore.  Bien qu'il se moque de Frankie, dont il dit qu'il a l'air d'avoir 12 ans et qui est tout son contraire, on sent qu'il l'aime bien et qu'il admire sa technique de danseur.

C'est dans ce contexte que l'épidémie apparaît pour la première fois, provoquant une angoisse sourde et changeant les relations entre les gens. Ainsi, les gouttes de sueur qui perlent sur le front de Todd et dont certaines tombent sur sa partenaire alors qu'ils dansent en duo, mettent mal à l'aise cette dernière, car elle connaît le style de vie de Todd et craint que la sueur de ce dernier ne soit contaminée, la mettant ainsi en danger. En effet, l'ignorance sur les modes de transmission du virus VIH est alors complète, si bien que toutes les hypothèses s'échaffaudent dans la tête des individus. Même si Todd affecte de ne pas s'inquiéter et de ne pas vouloir changer ses habitudes de vie, malgré les admonestations de Frankie qui le prévient qu'il pourrait attraper "quelque chose", il exprime à ce dernier son angoisse en lui avouant avoir fait le test, notamment après avoir découvert des tâches suspectes sur sa peau à la base de son cou (suçons, zona ?).

De son côté, Frankie cède à la panique lorsqu'il apprend qu'une ancienne relation d'un soir a été testée positive. Heureusement, les deux personnages principaux passent à travers les mailles du filet, pour cette fois, mais le film décrit et reconstuit parfaitement l'ambiance d'une époque marquée par cette sourde angoisse qui s'insinue et oblige les individus à changer leur comportement  -- libres jusqu'alors, ils doivent rapidement systématiser l'usage de préservatif, pourtant considéré "comme une régression qui va éradiquer le sexe à tout jamais".

Au-delà de l'intrigue et des relations entre les personnages, notamment entre Frankie et Todd, le film parvient à capter / restituer de beaux moment que le spectateur est à même d'emporter avec lui, même lorsque les lumières de la salle se sont rallumées. Ainsi, le changement de comportement de Frankie vis-à-vis de la souris qui cohabite avec lui et qu'il a tuée cruellement dans un premier temps, et vis-à-vis de laquelle il tente de se racheter en offrant à l'une de ses congénères un espace de vie "privilégié" dans une cage de luxe, avec roue et portique pour souris intégrés.

Enfin, les scènes de danse filmées sont également très belles, les mouvements, extrêmement bien rendus sur la pellicule, notamment le geste de Todd lorsqu'il lance ses bras en avant au niveau de son visage et en fixant l'horizan de ses yeux bleus au regard intense, ou encore les petits mouvements de mains des danseurs rappellant les battements d'ailes d'oiseaux ou de papillons, répétés à plusieurs reprises dans les extraits de la pièce qui nous sont donnés à voir.

Un film visuellement remarquable, qui parvient à aborder un sujet grave de façon à la fois subtile et directe.









10 commentaires:

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    1. Très bel article ! Je partage ton point de vue notamment sur les décors, l'interprétation et les scènes de danse.
      Une erreur s'est glissée dans ton article - sûrement à cause de la plaquette reproduite dans ton article : tu as inversé les prénoms des deux personnages principaux, Frankie et Todd (les photos sont inversées sur la dernière page ; cela dit, cette plaquette est très intéressante).
      Bonne continuation ! :-)

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    2. Merci pour ton commentaire Stéphane. Concernant l'inversion du prénom des deux personnages, j'avais commencé par donner leurs prénoms respectifs correctement dans une version antérieure de cette critique, en me fondant sur mes souvenirs du film, avant de rectifier d'après les informations fournies par la plaquette. Il faut à présent que je fasse machine arrière et que je réattribue leurs bons prénoms à nos deux personnages. Well spotted, merci ;-) J'apprécie beaucoup ton commentaire, merci !

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  2. Bonjour, je t'en prie ! Lire un aussi bel article - et si bien écrit - sur ce film rare et envoûtant, ça valait bien un petit commentaire :-)
    Je remarque que tu as été réactif pour restituer les bons prénoms !
    Pour info, je me suis renseigné auprès du distributeur (KMBO) au sujet de la diffusion plus que confidentielle du film. En effet il n'est actuellement projeté que dans deux salles en France : le Mk2 Beaubourg - également un de mes cinémas favoris - et le Brady, à Paris également. On m'a répondu (très gentiment d'ailleurs) qu'il s'agit d'un positionnement stratégique : le film n'aurait pas vocation à une large diffusion - ce que je regrette - et de toutes façons le distributeur prévoit une édition DVD prochainement. "Test" existe déjà en DVD aux États-Unis et en Grande Bretagne. L'édition française sera disponible en vente directe sur le site de KMBO.
    A cause - ou grâce - au générique de fin, j'écoute.en boucle "Small Town Boy" (je te recommande la 'extended version').Je trouve le générique final très réussi. Une vraie respiration nécessaire après certains passages pleins de tensions. Es-tu resté jusqu'au bout ? Il y une dernière et belle image, après le générique.
    A bientôt ! "Cinéphilement".

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    1. Salut Stéphane, je reste habituellement pendant le générique de fin lorsque je regarde des films au cinéma, car j'aime avoir les éléments concernant l'illustration sonore, ou alors les lieux de tournage, mais là, j'avoue, je n'ai pas remarqué la dernière image du film.
      Bravo d'avoir pris contact avec la société de distribution, deux cinés, c'est vrai que ce n'est pas beaucoup, mais en même temps, le public visé par le film est restreint (les gays, et encore à l'intérieur de cette minorité, les personnes intéressées par le cinéma/le thème), cela ne fait pas un "coeur de cible" très nombreux...

      Depuis, je suis allé voir "Un jeune poète", de Damien Manivel avec Rémi Taffanel. Là encore, un film intéressant, mais il faut un peu s'accrocher car c'est très expérimental (selon mes critères). Néanmoins, cela vaut le coup et on est content en sortant de la salle, on pense même au film longtemps après la dernière image du générique de fin. Peut-être en raison de la beauté des images et des lieux de tournage (Sète).

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    2. Salut Jérôme, je suis aussi allé voir "Un jeune Poète" ; j'ai mis mes petits commentaires sur Allo-ciné ;-)

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    3. Salut Stéphane, désolé, je n'ai pas encore eu le temps de prendre connaissance dans le détail de tes messages, et comme ils sont complexes, il convient que je les lise attentivement. Je reviendrai vers toi ce week-end. Merci et bon jeudi,
      Jérôme

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    4. Je viens de lire ton commentaire sur allociné d'Un jeune poète. Ton opinion rejoint la mienne, en gros. Cependant, j'aurais aimé que tu développes un peu sur "les mystères qui ne sont pas levés à la fin du film". Il y a bien deux ou trois choses qui me viennent en tête, mais je ne suis pas sûr. Tu sembles avoir bien aimé Enzo, c'est vrai que son naturel déconcerte. Tu sais que c'est un véritable marin pêcheur ? Un peu de "vraie vie" qui entre dans un film, c'est toujours bien. Tu as également remarqué que tu as été censuré et traité de "spoiler", à tort à mon avis, sans doute par une machine automatique de traitement des commentaires. Voilà quoi ! Je suis allé hier à la Filmothèque voir "Allemagne année zéro" de R. Rossellini (1947). Je voulais voir Berlin filmée à la fin de la guerre, en ruines fumantes, et la façon dont les gens géraient cette situation de catastrophe extrême. J'ai trouvé le film très intéressant, un peu à la manière d'un documentaire sur l'Allemagne juste après la défaite. Maintenant j'aimerais bien voir Rome ville ouverte, sur le même thème, mais transposé en Italie... Et j'aimerais aussi voir "San Andreas", oui, j'ai un film pour les films catastrophe.
      Voilà pour les dernière nouvelles,
      Jérôme
      PS - pourquoi supprimes-tu certains de tes commentaires au fur et à mesure que tu les publies ? ;-)

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  3. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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