vendredi 31 mai 2013

Origins, Selected Letters of Charles Darwin 1822-1859, Cambridge University Press, 2009

 
Ce recueil de lettres de C. Darwin permet de nous éclairer quant aux circonstances ayant entouré l’émergence, puis la formulation de la théorie de l’évolution des espèces : si l’on exclut quelques écrits de Darwin alors qu’il est encore un enfant, les premières lettres portent sur la préparation du voyage autour du monde du Beagles à bord duquel Darwin embarque pour cinq ans en tant que jeune naturaliste, ce qui lui permet de constituer ses premières collections de minéraux, végétaux et animaux prélevés en dehors de l’Angleterre, et qui lui permet également d’observer in situ les écosystèmes extra-européens, notamment ceux de la forêt tropicale brésilienne, la Terre de Feu, les Andes, les Îles Galapagos ou les atolls coraliens du Pacifique. Les dernières lettres décrivent les tensions entourant la publication tant attendue, en 1859, de son ouvrage L’Origine des espèces.

D’un point de vue scientifique, il est intéressant de suivre la pensée de Darwin à mesure que se renforce son intuition sur la mutabilité des espèces, à peine exprimée dans un premier temps pour ne pas se mettre à dos les autorités religieuses, mais qu'il affirme avec une force croissante à mesure qu'il devient convaincu que dans la variabilité des espèces réside un des principaux mystères du monde. Et Darwin n’affirme rien à la légère, mais qu’il s’efforce de vérifier, revérifier et survérifier chacune de ses intuitions en prenant appui sur un faisceau de preuves multiples, dont fait partie son modèle de distribution des espèces fondé sur des études géologiques et aussi sur des expérimentations surprenantes. Darwin s’échine ainsi à démontrer que les graines des plantes les plus variées, notamment celles de son potager, peuvent germer même après une immersion de plusieurs semaines dans de l’eau saumâtre. Il cherche ainsi à prouver que le peuplement animal et végétal des îles est issu du continent dont elle sont le plus proches, mais que par la suite, en fonction de l’isolement de ces îles, ces espèces subissent des évolutions propres. Darwin étude ainsi longuement les cirripèdes / barnacles dont il rassemble des collections en provenance de différentes régions du monde afin de s’assurer de leur appartenance à une espèce commune, mais avec des différences en fonction de leur milieu naturel.

On imagine très bien qu’il aurait pu en rester à l’étude de sujets périphériques, amassant les preuves de la variabilité des espèces à l’infini, se contentant d’écrire des études très sectorielles et ultra-scientifiques, s’il n’avait été piqué par ses amis scientifiques, notamment Lyell et Hooker, le pressant de publier un résumé condensé à destination du grand public des résultats de ses recherches sous peine de se voir dépossédé de la paternité de son idée centrale par un certain Wallace dont les thèses sont très proches de celles de Darwin. C’est cet aiguillon qui pousse Darwin à publier son « petit » ouvrage de 500 pages en 1859, L’Origine des espèces.

Outre le cheminement des raisonnements scientifiques abordés dans sa correspondance avec ses collègues, il est intéressant de voir la façon dont s’interpénètrent ses préoccupations théoriques avec sa vie au jour le jour. On voit que sa santé le préoccupe beaucoup, notamment son estomac ; il est touchant dans ses rapports avec sa famille, avec son père, avec sa femme, notamment au moment de ses fiançailles et de son mariage, puis avec ses enfants dont l’avenir le préoccupe beaucoup. On le voit emménager puis se fixer dans sa maison de Downe au sud de Londres, et il est étonnant de constater à quel point Darwin est en fait un homme statique, rechignant même à se rendre à Londres tout proche, alors qu’il a commencé sa carrière par un immense périple l’ayant mené aux antipodes - le voyage du Beagles apparaît finalement comme une « anomalie » dans sa carrière, entrepris dans un but scientifique, même s’il a été sensible à la poésie des paysages andins notamment.

Certains critiques lui ont reproché de manquer de style, néanmoins cette correspondance nous permet de découvrir les qualités qui ont fait de lui le plus grand scientifique du 19e siècle : une modestie exemplaire, alors qu'il est en train de révolutionner la science moderne, une innocence et une fraîcheur rares qu’il conservera tout au long de sa vie, et aussi une amabilité exquise envers son entourage familial et ses amis.


 
 






vendredi 24 mai 2013

Le pouvoir, documentaire français de Patrick Rotman, sorti en mai 2013


Il s’agit d’un film sur l’exercice du pouvoir présidentiel par François Hollande depuis la passation de pouvoir d’avec Nicolas Sarkozy jusqu’au début de l’année 2013.

Nous voyons le Président de la République vaquer à ses occupations, soit pour l’essentiel assister à des réunions, notamment avec le Premier Ministre, le Ministre des Affaires Etrangères ou encore le Ministre de l’Economie et des Finances, présider le conseil des ministres, assister à des évènements officiels comme le dîner donné à l’occasion de la visite du Président de la République italienne, etc. Si bien que l’on sort rarement du Palais de l’Elysée, chargé de dorures Second Empire, ce qui est l’occasion pour le président d’observer qu’il est dangereux d’exercer le pouvoir suprême depuis l’intérieur d'un palais car on a tendance à y être coupé de la réalité.

Nous suivons également le Président dans quelques-uns de ses déplacements, que ce soit à l’occasion de son discours prononcé devant l’ Assemblée générale des Nations Unies en septembre 2012 ou lorsqu’il va signer les premiers contrats d’avenir avec de jeunes cheminots nouvellement embauchés par la SNCF. Nous découvrons également ses conseillers proches et les membres de son cabinet au travail pour l’organisation des journées du Président.

A plusieurs reprises, F. Hollande nous décrit en voix off l’esprit avec lequel il conçoit l’exercice du pouvoir : par exemple, il porte un soin particulier aux discours qu’il prononce, les révisant lui-même souvent jusqu’à la dernière minute afin qu’ils reflètent au plus près ses intentions et sa philosophie.

La surprise principale du documentaire provient de fait que nous découvrons un François Hollande jouissant de et maniant une autorité de chef d’Etat qu’il souligne dans les relations qu’il entretient avec ses ministres, 'avec lesquels il peut certes y avoir une certaine camaraderie, mais jamais de familiarité'.
Ceux qui chercheront dans ce film une explication commentée de la politique menée par le chef de l’Etat et son gouvernement seront déçus. Il s’agit plutôt d’un exercice de communication apparemment spontané, visant à familiariser les spectateurs avec le style, la personnalité et la philosophie de notre président.

On notera ainsi l’aspect relativement consensuel de son style de direction, on aurait aimé des débats plus percutants avec les membres de son cabinet, notamment sur les moyens d’accroître la lisibilité de l’action présidentielle afin d’en maximiser l’impact sur l’opinion publique. Un autre aspect intéressant du documentaire réside dans la description du fonctionnement au jour-le-jour de l’Elysée qui semble « tourner » comme un hôtel de grand standing ayant comme client principal le Président, ce qui n’est pas sans rappeler un autre film, ‘Les saveurs du palais’, de Christian Vincent avec Catherine Frot et Jean d’Ormesson, sorti en 2012.


jeudi 23 mai 2013

Hannah Arendt, film franco-allemand, 2013, réalisé par Margarethe von Trotta, avec Barbara Sukowa dans le rôle-titre, sortie le 24 avril 2013


C’est l’histoire de ce penseur juif qui a exploré les origines du mal en se fondant sur l’exemple de l’avènement du nazisme dans son pays d’origine, l’Allemagne, alors qu’elle a échappé de justesse aux camps de la mort et trouvé refuge à New York, où elle enseigne la philosophie en langue allemande à l’Université. Nous la découvrons dans son univers familier, entourée de son mari et de ses amis. En 1961, elle propose de couvrir pour le New Yorker le procès d’Adolf Eichmann, organisateur de la logistique de la solution finale, qui se tient à Jérusalem.

Elle regarde l’audition d’Eichmann confronté aux témoignages des survivants de l’holocauste par l’intermédiaire de moniteurs installés dans l’enceinte du bâtiment où se déroule le procès. C’est pour nous l’occasion de découvrir des images d’archive montrant les témoins faisant face à Eichmann et en proie au traumatisme insurmontable qu’ils ont vécu – l’un de ces témoins est même pris d’un malaise, il tombe de sa chaise sur le sol, à même le carrelage, pris de spasmes incontrôlés. Des chefs religieux ayant aidé malgré eux les autorités nazies à recenser / identifier / localiser les membres de leur communauté sont insultés par l’assistance, qui les traite de lâches et de traitres.

Arendt verra en Eichmann un homme ordinaire et médiocre qui effectuait consciencieusement une tâche à lui confiée par son Führer sans se poser la moindre question de conscience. Elle souligne le rôle des chefs de certaines communautés juives d’Europe centrale ayant contribué au massacre. A sa parution, son livre (Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, paru à New York en 1963) suscitera une immense controverse dont elle n’aura pas prévu la violence – elle se fera traiter de « pute nazie » jusque dans sa cage d’escalier. Ses amis se détournent d’elle et les critiques la décrivent comme un personnage incapable de sentiment, de compassion, encore moins d’empathie, bafouant la mémoire des morts.

En fait, on se rend compte qu’Arendt est bel et bien humaine, mais qu’elle refuse de céder au sentimentalisme en préférant faire appel à la raison plutôt qu’aux sentiments. Au lieu de hurler avec les loups, elle préfère proposer son interprétation personnelle du procès et de la personnalité d’Eichmann, quitte à aller à l’encontre d’une vision consensuelle le dépeignant sous les traits d’un monstre cruel, psychopathe et sanguinaire.

Moins d’émotion aveugle, moins de sentiment religieux irrationnel, davantage de réflexion semble-t-elle nous dire. C’est l’affirmation principale que nous propose ce film dont l’intérêt réside davantage dans le rendu de la démarche intellectuelle originale d’Arendt, que dans la mise en scène de la banalité de son quotidien.

 

samedi 18 mai 2013

‘Gatsby le magnifique’, film américain de Jack Clayton, 1974, d’après le roman de Francis Scott Fitzgerald The Great Gatsby (1924)

Ce film est centré sur le jeu des apparences. Nous avons d’un côté un monde fait de richesse inconsciente, et de l’autre, une normalité, sordide dans le cas du garagiste ou alors qui se cache sous les oripeaux d’une richesse de façade dans le cas de Gatsby.

Gatsby est un homme qui étale les signes de sa richesse apparente en donnant des fêtes grandioses dans son immense demeure de Long Island. Par ce biais, il espère en fait attirer l’attention de son ancien amour de jeunesse, Daisy, mariée depuis à un riche homme d’affaires alors que Gatsby se battait en Europe pendant la Première guerre mondiale. Il semble la reconquérir sans difficulté. Mais le passé peut-il être réécrit ? Le tout est vu et raconté par un outsider, un cousin de Daisy, qui demeure extérieur aux choses qu’il nous raconte, si ce n’est qu’il devient l’ami proche de Gatsby en découvrant les qualités humaines de ce dernier.

L’ambiance de ce film est empreinte du thème obsédant de Fitzgerald, à savoir son constat de l’existence d’une barrière invisible mais infranchissable entre un monde de privilèges et un autre, où les hommes et les femmes doivent s’échiner au travail pour gagner leur pauvre pain quotidien. Il avait déjà abordé ce thème dans Un diamant gros comme le Ritz . Le parallèle est frappant, notamment lors de la scène où Gatsby, cherchant à impressionner Daisy, lance en l’air l’une après l’autre toutes ses chemines fines importées de Londres, ce qui provoque un ruissellement de soie rose devant les yeux émerveillés de sa dulcinée et des spectateurs. Cette scène est à rapprocher des jets d'eau parfumée à la rose équipant la baignoire de l’incroyable salle d’eau décrite dans Un diamant – dans les deux cas, le ruissellement éblouit, fait écarquiller les yeux et bouleverse par tant de luxe, d’abondance et de privilèges.

La dualité du point de vue de Fitzgerald resurgit dans le film puisque, d’un côté, il prend le parti des personnes écrasées par les puissants dans un affrontement perdu par avance. D’un autre côté, il est émerveillé par le mode de vie tapageur des premiers et dégoûté par les aspects sordides de la vie des humbles.

La reconstitution d’une certaine ambiance des années folles est particulièrement soignée et brillamment accompagnée par le jazz de George Gershwin et constitue en soi une raison suffisante pour aller voir ce film, outre la présence lumineuse de R. Redford dans son rôle le plus célèbre.

N.B. : On remarquera que, au cours de la scène introductive de la présentation du cousin de Daisy à la famille de cette dernière, le mari de Daisy exprime son souci de défendre la civilisation blanche contre le danger de submersion qui la guette. Et l’on peut remarquer que les minorités sont exclues du monde des riches, en particulier les Noirs qui demeurent invisibles. Ce n’est qu’au moment du dénouement de la lutte engagée par Gatsby contre le mari de Daisy pour la conquête de cette dernière qu’un couple d’Africains Américains apparaît comme témoins d’un incident, symboles de la mauvaise conscience de ceux qui les avaient exclus et qui se retournent contre eux.

 


 


 

vendredi 17 mai 2013

‘Une vie simple’, film hong kongais de Ann Hui, 2011, sortie le 8 mai 2013, avec Andy Lau, Deanie Ip

Roger, producteur de films hong kongais, vit seul avec la vieille servante de la famille, Ah Tao, quand celle-ci est victime d’un infarctus qui l’affaiblit et l’empêche de reprendre ses activités auprès de lui. Elle choisit alors d’intégrer une maison de retraite. Au fur et à mesure que Roger réalise qu’elle ne sortira pas de cette « dernière demeure », leur relation change et ils n’hésitent plus à exprimer leur tendresse mutuelle (comme dans la scène où ils se demandent l’un l’autre la raison qui les a poussés à ne pas se marier). La maladie de Ah Tao est l’occasion pour le spectateur de plonger dans l’univers d’un « mouroir », tel qu’il peut en exister de nombreux à Hong Kong ainsi que dans tous les pays développés : les aspects les plus choquants (maladies des pensionnaires, problèmes d’argent) sont tout d’abord mis en avant. Mais, petit à petit, les anecdotes susceptibles d’illuminer le quotidien des retraités se font jour et transforment la vision du spectateur : je retiens pour ma part l’histoire de ce pensionnaire qui vient régulièrement emprunter 300 $ à Ah Tao afin de s’offrir les services d’une prostituée.

A mesure que la mort s’approche, les relations entre Roger et Ah Tao se resserrent davantage. Les barrières qui les cachait l’un à l’autre dans leur vie précédente disparaissent : par exemple, il l’emmène à l’avant-première d’un de ses films.

Ce film réussit à être très pudique (à aucun moment nous ne sommes gênés par un sentiment de quelconque voyeurisme) et très direct en même temps (par exemple, lorsque Roger prend la décision de maintenir un voyage à l’étranger alors qu’il sait qu’il est probable qu’Ah Tao meure pendant qu’il sera au loin, il demande donc au médecin de garder son corps à la morgue jusqu’à son retour). Le film est porté par la personnalité de l’actrice principale (Deanie Ip) qui insuffle une grande force, une fierté indomptable et une vérité impressionnante à son personnage. Andy Lau est également remarquable par sa pudeur et sa dignité dans les scènes les plus difficiles sur la vieillesse et ses ravages. Jamais son personnage ne se laisse aller au moindre pathos, si ce n’est discrètement, lors de scènes brèves, en clair-obscur, lorsqu’on le voit assis sur son canapé, dans le noir, chez lui, désemparé par l’absence de Ah Tao.

Malgré la gravité du thème abordé, de nombreuses scènes sont empreintes d’humour, comme lorsque le producteur, généralement habillé simplement, est confondu avec un réparateur de climatiseur, puis avec un chauffeur de taxi.

Enfin, le film, entièrement tourné à Hong Kong, donne à voir le paysage concentrationnaire de cette cité dans de nombreuses scènes d’extérieur, de même que sa prospérité économique (activité vibrillonnante dans les rues, ligne des gratte-ciel du quartier des affaires).

Un film exotique et familier tout à la fois.


 
 

 

mardi 14 mai 2013

‘I want your love’, film américain de Travis Mathews, 2012, sortie le 1er mai 2013, avec Jesse Metzger


Ce film tente d’offrir une nouvelle perspective sur le monde gay et les relations entretenues entre ses membres, sur un mode résolument réaliste, souvent cru même.

Après dix années passées à San Francisco, un homme encore jeune décide de mettre un terme à son séjour dans cette ville de la liberté, des expérimentations et du plaisir, afin de se réinstaller dans son Ohio natal, vaincu par les difficultés économiques qu’il n’a pu surmonter et par son échec à s’établir en tant qu’artiste (on le voit ébaucher quelques croquis ainsi qu’une danse des petits pains à la Charlie Chaplin sur la table de sa cuisine pour nous montrer son âme d’artiste, d’ailleurs).

Le film est construit autour de la fête d’adieu qui se déroule dans la maison victorienne qu’il partageait jusque-là avec d’autres colocataires, gays eux-aussi, fête à laquelle il décide de ne finalement pas prendre part. Le film s’achève dans la voiture qui le mène à l’aéroport où il doit prendre son vol de retour définitif, en proie à des hésitations grandissantes sur la direction qu’il convient d’imprimer à sa vie.

Entre-temps, le film est l’occasion d’exhiber les activités de son groupe d’amis / amants tournant principalement autour de la drague et de l’amour physique, filmés de la façon la plus graphique et naturaliste qui soit, confinant parfois au porno (sans le glam ni l’aspect kitsch ni aucun embellissement de la réalité à la David LaChapelle qui caractérisent habituellement l’esthétique gay).

Le film est intéressant dans sa description des parcours individuels qu’il raconte. Cependant, son originalité s’arrête là et il retombe dans le cliché en limitant l’existence de jeunes hommes gays à la recherche éperdue de contacts sexuels les plus fréquents possibles avec leurs congénères. Cette activité envahissante est pourtant désignée comme étant à l’origine de l’échec du projet initial du personnage principal qui voulait faire sa vie à S.F., puisque de son aveu même il ne s’est pas suffisamment centré sur son projet artistique. Il n’a pas su trouver non plus le moyen de viabiliser ce projet.

Il faut dire que le milieu décrit dans le film, et qu’il fréquente exclusivement semble-t-il, réduit les perspectives du héros et on comprend que, enfermé dans ce microcosme, il n’a pas pu développer de projet artistique ou de vie d’ampleur satisfaisante, en lien avec le vaste monde. Son enfermement dans le ghetto ne lui a pas permis de dégager les ressources qui lui auraient permis de continuer, ni de trouver de nouvelles sources d’inspiration qui lui auraient permis de se renouveler artistiquement.

La « morale » du film se site sans doute à ce niveau : jeunes gays, sortez de votre monde clos, franchissez les digues protégeant votre petit monde des remous du vaste monde, n’ayez pas peur de voguer en haute mer, larguez les amarres qui vous retiennent à votre « zone de confort » protégée, lancez-vous et faites le tour du monde en solitaire, là se trouvent votre éveil et votre salut.

Il est une scène révélatrice à ce propos, lorsque le héros refuse de faire l’amour avec un de ses amis/amants - alors que les préliminaires sont déjà bien avancées, il dit « non ». Ce « non » annonce peut-être une maîtrise de soi qui lui faisait défaut jusque-là, ce qui lui ouvre en retour des horizons nouveaux et l’aidera à adopter un mode de vie plus conforme avec ses aspirations profondes.

 

 
 


vendredi 10 mai 2013

Sugar Man (film suédo-britannique, Searching for Sugar Man, 2012, documentaire de Malik Bendjelloul, avec Sixto Diaz Rodriguez, Stephen Segerman)


Il s’agit d’un documentaire qui porte au rêve et à la réflexion ou à la médiation. Filmé entre Detroit et Le Cap, deux paysages contrastés entre une ville industrielle plongée dans une crise permanente et une région d’Afrique du Sud, dont les paysages magnifiques ne peuvent faire oublier qu’ils ont été le théâtre d’évènements dramatiques en rapport avec l’apartheid. Ce film montre comment la force des chansons de Rodriguez, qui a puisé son inspiration dans le Detroit des années 1980, a largement appuyé les aspirations de jeunes issus de la classe moyenne blanche sud-africaine à plus de liberté, d’épanouissement, de contact avec le reste du monde en mettant fin au régime étouffant de l’apartheid. Cette classe moyenne blanche libérale, par ses critiques adressées d’abord sur un ton feutré, puis de plus en plus haut, a contribué à la disparition de l’apartheid.

Ce film montre comment des courants d’idées, exprimées dans des chansons intimistes, pas même franchement politiques, peuvent apporter de la joie et de l’énergie et aider celles et ceux qui oeuvrent au renversement de situtations pourtant réputées sans espoir.

Le film dresse également un portrait quasi-surnaturel du chanteur folk Rodriguez, assez proche de Bob Dylan dans son genre musical, puisqu’il meurt et rescusite au cours du récit. La force de son message repose sur sa personnalité quasi-christique : l’argent ne l’intéresse aucunement, il est tourné vers les autres, répand son énergie positive partout où ses pas le portent, sans se forcer si j’ose dire : il obéit à une tendance naturelle, en dehors de tout calcul marketing ou de notion de devoir. Il mène sa vie de façon cohérente avec ses inclinations. Il ne donne pas de leçon. C’est un cas atypique, extrêmement séduisant par un certain dénument qu’il nous donne à voir, son côté direct également, son rejet du jeu sur les apparences, dans un secteur économique et artistique, celui du show business, qui promeut des valeurs tout à fait opposées, où le bling est roi. Oui, mais voilà : toute tendance semble engendrer une tendance contraire, et c’est de cela aussi dont le film nous parle…

 
 

jeudi 9 mai 2013

Grisélidis Réal, Le noir est une couleur, Folio, Gallimard, 2007, publication initiale en 1974

La narratrice / l’auteur nous entraîne dans le sillage de sa vie mouvementée. Elle n’est pas faite pour vivre une vie tranquille : le métro, le boulot, le dodo, la routine, ce n’est pas pour elle. Lorsqu’elle fait un choix, elle prend toujours la route la plus improbable, la plus chaotique, mais aussi la plus intense. Ses amants –noirs - sont le réceptacle de ses sentiments passionnés : d’abord Bill, puis Roy (« Petit Chou-Chou tout noir »), puis enfin et surtout Rodwell. Copieusement battue, se débattant dans les difficultés matérielles, séparée de ses enfants, la narratrice n’inspire pourtant pas la pitié. Chaque épreuve traversée est l’occasion pour elle de rebondir et de se relancer dans la vie. On ne sait d’où lui vient cette énergie vitale phénoménale, peut-être de tout l’amour qu’elle donne à / reçoit de ses amants, puisqu’elle se fait rapidement putain au cours du livre, ainsi que du soutien affectueux de sa famille tzigane, et de ses copines putains comme elle, notamment Big Mamma Schakespeare.
 

Il est rare de se retrouver face à des profils aussi anticonformistes que celui qui prend chair à la lecture de ce livre, qui constitue le témoignage d’une autre époque, entièrement tournée vers la libération de tous les jougs, vers l’affirmation de son moi original à l’encontre de tous les corsets imposés par une société encore très raide, brutale et conservatrice – nous sommes au sortir de la guerre et l’Allemagne se relève lentement de ses ruines et de sa culpabilité, certes, mais nous sommes également à la veille de mai 68 avec la référence aux beatniks qui traînent leurs savates dans tous les squares de la ville.
 

Aujourd’hui, même s’il est vrai que les choses ont changé et que nous sommes entièrement absorbés par notre nécessité de survivre et de l’emporter face à la concurrence, il est bon de s’arrêter une seconde dans notre course et d’écouter ces voix venues du passé qui ont quelque chose à nous dire en termes de philosophie personnelle – relativiser, distancer, s’extraire du monde communicant, méditer un peu tout en s’inspirant de l’énergie vitale démontrée par la narratrice tout au long de sa vie misérable et merveilleuse à la fois.

A noter le passage au cours duquel la narratrice passe une nuit de transe hallucinée après avoir absorbé de la mescaline en compagnie de son amour Rodwell. La chambre de la Grande Maison Rouge, sorte de bordel à soldats dans lequel l’essentiel de l’action se déroule, prend une dimension fantastique, à tel point qu’elle paraît visitée par une cohorte d’esprits facétieux. Tous ceux qui se sont allongés dans un état de transe aux côtés de leur amant noir comprendront parfaitement le sentiment que la narratrice essaie de dépeindre…
 


lundi 6 mai 2013

Une place au soleil (A Place in the Sun, 1951), de George Stevens avec Montgomery Clift et Liz Taylor, d'après le roman de Theodore Dreiser, Une tragédie américaine, 1925


Ce film raconte l’histoire d’un jeune homme, George, appartenant à une branche pauvre de la famille Eastman dont le patriarche a fait fortune dans le textile, et plus particulièrement les maillots de bains pour jeunes filles stylées. Il se veut le fer de lance d’une mode américaine résolument affirmée face aux diktats que l’Europe et Paris tentent encore d’imposer au monde en ce domaine.

Jeune homme gauche et timide, George se voit proposer par son oncle un emploi dans son usine – en réalité, la situation du jeune homme indiffère plus ou moins l'homme d'affaires, ou plutôt elle l'embarrasse, ainsi que sa femme et son fils, dans la mesure où, bien qu’appartenant à la même famille, George n'est pas de leur monde.

Ce dernier apprend rapidement son métier en démarrant au plus bas de l’échelle, il fait preuve d’une certaine ambition que son oncle essaie de favoriser tant qu’il peut. George sort avec une ouvrière interprétée par Shelley Winters (La nuit du chasseur) et au début, tout va pour le mieux tant que chacun respecte les frontières invisibles qui séparent les riches des pauvres, les oisifs des laborieux.

Tout bascule à partir du moment où le regard de George se pose sur Angela Vickers (Liz Taylor), jeune fille à la mode, couvée par sa famille richissime, et dont le mode de vie n’a rien à voir avec celui du jeune homme. Pour son malheur, Angela s’amourache de George et celui-ci n’a alors de cesse d’effacer son ancienne situation. Oui, mais l’ouvrière qu’il a séduite est enceinte, et il ne sait comment se dépêtrer de cette situation, jusqu’au jour où il apprend l’histoire d’un couple de noyés : on a retrouvé le corps de la femme, mais jamais celui de l’homme…

Ce film souligne la qualité des acteurs : Montgomery Clift incarne un être sombre, à la pensée double. Pourtant, loin d’être un manipulateur, il est plutôt victime de son ambivalence, car il en souffre. Nulle part il ne parvient à trouver sa place, ni dans le monde des riches qui pourtant sont prêts à l’accueillir et à lui donner sa chance, ni dans celui des pauvres, auquel il sent qu’il appartient mais qu’il rejette pourtant. Shelley Winters est parfaite dans le rôle de la femme simple, naïve, innocente, reprochante, suppliante, puis menaçante, incroyablement agaçante mais aussi criante de vérité. Liz Taylor enfin est, à dix-neuf ans, encore en devenir, aussi bien physiquement que dans son jeu. Bien que lumineuse, elle n'est pas encore au sommet de sa beauté, et son rôle est relativement neutre, sauf dans la scène finale émouvante où elle rend visite à son ex-financé alors qu'il est sur le point de ... mais je ne veux pas trop en dire.